Depuis une cinquantaine d'années, le lien entre l'acide urique et la morbidité cardiovasculaire est étudié en détail. Les nombreuses études épidémiologiques et expérimentales ont clairement démontré l'existence d'une relation significative entre ces éléments, laquelle est par ailleurs bien étayée scientifiquement. Bien qu'il existe un consensus au sujet de cette relation, l'existence d'un lien de causalité entre l'acide urique et les maladies cardiovasculaires fait toujours l'objet de discussions, et même plus que jamais.
1 Le métabolisme de l'acide urique
L'acide urique est le principal métabolite de la dégradation des purines, qui proviennent des acides nucléiques endogènes et alimentaires. La moitié des éléments constitutifs de l'ADN (adénosine et guanine) et de l'ARN sont des purines. L'enzyme xanthine oxydase dégrade les purines en acide urique, qui n'est que partiellement soluble dans l'eau et qui forme des cristaux d'urate lorsque la concentration dépasse un certain seuil. Le dépôt de cristaux d'urate dans les articulations conduit au phénotype clinique de la goutte. Alors que de nombreux mammifères peuvent transformer enzymatiquement l'acide urique en allantoïne, qui est plus soluble dans l'eau, l'être humain a perdu cette propriété. L'acide urique est principalement excrété par les reins (environ 2/3) et dans une moindre mesure, par l'intestin. Sur une base nette, environ 10 % de l'acide urique filtré au niveau glomérulaire est excrété, et 90 % sont donc réabsorbés au niveau tubulaire. L'hyperuricémie peut donc être due à une production excessive ou à une excrétion réduite (tableau 1). La définition de l'hyperuricémie suscite également une certaine controverse : on parle d'hyperuricémie en cas de manifestations cliniques de dépôts de cristaux d'urate (goutte, néphropathie due à l'acide urique ou néphrolithiase). Cependant, il est plus difficile de définir les limites d'une hyperuricémie asymptomatique : d'une part, une proportion importante de la population présente des concentrations élevées d'acide urique qui ne poseront jamais de problèmes et, d'autre part, les effets potentiels supposés de l'acide urique se produisent déjà à des concentrations qui se situent dans la fourchette normale. Arbitrairement, on utilise le plus souvent la limite de 6 mg/dl pour les femmes et de 7 mg/dl pour les hommes.
2 Les effets néfastes - ou non - de l'acide urique
Les données épidémiologiques ont montré que les patients présentant des maladies cardiovasculaires et une mortalité importantes avaient des concentrations d'acide urique significativement plus élevées. De ce fait, on s'est davantage penché sur le rôle de l'acide urique dans les maladies cardiovasculaires. On a démontré in vitro que la métabolisation des purines donne lieu à la formation de radicaux libres d'oxygène, ce qui augmente le stress oxydatif, qui entraîne à son tour une diminution de la production endothéliale de NO et donc une dysfonction endothéliale. Ceci génère entre autres une augmentation de l'activité du système rénine-angiotensine-aldostérone (SRAA), une prolifération des cellules musculaires lisses et une inflammation accrue (Figure 1)1. Plusieurs études épidémiologiques ont dès lors démontré la présence d'une relation solide entre l'hyperuricémie, l'hypertension, le syndrome métabolique, l'insuffisance rénale chronique et la morbidité cardiovasculaire2. 60 à 80 % des patients souffrant de goutte sont obèses, 50 à 60 % présentent de l'hypertension artérielle et 90 à 100 % présentent une athérosclérose significative. Cette relation a été démontrée chez les personnes souffrant de goutte, mais aussi chez des patients présentant une hyperuricémie asymptomatique. Cependant, les patients atteints d'hyperuricémie présentent souvent d'autres facteurs de risque cardiovasculaire, lesquels empêchent la mise en évidence d'un lien de causalité clair. En effet, l'acide urique est associé de façon significative à presque tous les facteurs de risque cardiovasculaire (sauf le tabagisme)3, 4, ce qui complique la démonstration d'une relation de cause à effet. La question reste donc de savoir si l'acide urique n'est pas uniquement un marqueur de risque cardiovasculaire accru, et s'il joue un rôle de figurant. De nombreuses études ont cependant été menées ces dernières années pour examiner ce lien de causalité plus en détail.
3 L'acide urique et l'hypertension artérielle
Plusieurs études ont montré que l'hyperuricémie est fortement associée à l'hypertension artérielle, indépendamment d'autres facteurs de risque cardiovasculaire5, surtout chez les sujets jeunes et les femmes. Dans une étude sur un modèle animal, on a démontré que les rats chez lesquels on a inhibé l'uricase développaient de l'hypertension artérielle 6. Par ailleurs, on a observé la présence d'hyperuricémie chez environ 90 % des adolescents souffrant d'hypertension artérielle, préalablement au développement de cette pathologie. Feig et al. ont démontré que comparativement au placebo, l'inhibition de la xanthine oxydase entraîne une diminution significative de la tension artérielle chez les jeunes patients souffrant d'hypertension essentielle5, ce qui a été confirmé lors d'ERC ultérieurs. Ici, l'hypothèse est que la vasoconstriction rénale médiée par le NO entraîne une activation accrue du SRAA et induit à son tour l'hypertension. Cette relation a été démontrée de façon beaucoup moins convaincante pour les patients d'un âge plus avancé. La recommandation la plus récente de l'ESC au sujet de l'hypertension artérielle (2018) mentionne pour la première fois l'acide urique comme facteur de risque pour le développement d'une hypertension artérielle.
4 L'acide urique et les maladies coronariennes.
L'hyperuricémie est fortement associée aux maladies coronariennes. Il existe suffisamment de données pour supposer que l'hyperuricémie augmente l'incidence des maladies coronariennes et la mortalité due à ces maladies. Pour chaque augmentation de 1 mg/dl de l'acide urique, on s'attend à une augmentation de 12 % de la mortalité toutes causes6. Un taux élevé d'acide urique semble également constituer un facteur prédictif indépendant des AVC et des infarctus du myocarde7. L'étude Rotterdam nous a appris que les personnes ayant une concentration d'acide urique supérieure à 6,5 mg/dl avaient un risque pratiquement deux fois plus élevé de présenter un infarctus du myocarde (hazard ratio 1,87) et un AVC ischémique (hazard ratio 1,77), par rapport à celles ayant une uricémie inférieure à 4,4 mg/dl7, même après correction pour les facteurs de risque classiques connus pour les maladies cardiovasculaires. L'étude FREED, récemment publiée, indique qu'un traitement hypo-uricémiant (au moyen de fébuxostat) réduit le nombre d'événements cardiovasculaires de manière significative, par rapport au traitement conventionnel chez les patients de plus de 65 ans présentant une augmentation de l'acide urique et des facteurs de risque cardiovasculaire supplémentaires8. Un traitement systématique de l'hyperuricémie (asymptomatique) n'est cependant pas recommandé pour l'instant chez les patients présentant un risque cardiovasculaire élevé, jusqu'à ce qu'on dispose de données plus solides.
5 Le traitement de l'hyperuricémie asymptomatique et de la goutte
En Belgique, la goutte touche 2,8 % des hommes et 0,6 % des femmes. La prévalence augmente avec l'âge, et la goutte est la forme d'arthrite la plus fréquente chez l'homme. La prévalence de l'hyperuricémie dans le monde occidental est estimée à environ 20-25 %, et elle augmente9. La consommation croissante d'aliments riches en purines et d'alcool, le vieillissement de la population et l'épidémie d'obésité sont présentés comme causes possibles.
Le traitement d'une crise de goutte aiguë sort du cadre de cet article. Aussi bien pour les maladies liées aux dépôts d'acide urique (goutte, néphrolithiase et néphropathie urique) que pour l'hyperuricémie asymptomatique, les mesures hygiéno-diététiques restent primordiales : perte de poids, diminution de la consommation d'aliments riches en purines (principalement la viande rouge et les fruits de mer), limitation de la consommation d'alcool et activité physique régulière.
Il est clair qu'un traitement pharmacologique est indiqué, en plus des mesures précédentes, en cas de maladies liées au dépôt d'acide urique. à cet égard, l'inhibition de la xanthine oxydase est le premier choix. Pour le moment, on ne sait pas clairement quel produit remporte la préférence : l'allopurinol (analogue des purines) ou le fébuxostat (non analogue des purines). Plusieurs études ont montré que le fébuxostat avait un effet plus puissant en termes d'atteinte de la concentration cible d'acide urique (< 6 mg/dl)10, 11. Toutefois, des préoccupations concernant la sécurité cardiovasculaire du fébuxostat ont été soulevées ces dernières années. L'étude CARES (2018) a en l'occurrence indiqué une mortalité toutes causes et une mortalité cardiovasculaire significativement plus élevées pour le groupe fébuxostat12, un résultat qui n'a pas encore été confirmé dans d'autres études13. La Société européenne de Rhumatologie (EULAR) recommande donc toujours l'allopurinol comme traitement de première ligne pour les patients souffrant de goutte. Le fébuxostat est conseillé en cas d'intolérance à l'allopurinol, ou lorsque la valeur cible n'est pas atteinte. Les conditions de remboursement actuelles en Belgique reposent également sur ce principe.
La prise en charge de l'hyperuricémie asymptomatique reste un sujet de discussion plus important. à ce jour, il n'existe pas suffisamment de données pour envisager un traitement médicamenteux chez un patient présentant une hyperuricémie asymptomatique, dans le but de réduire la concentration sérique, comme ce qu'on peut lire dans les recommandations internationales actuelles (ESC, EULAR). La découverte d'une hyperuricémie doit par contre inciter le clinicien à réfléchir au risque cardiovasculaire accru du patient et à d'éventuelles comorbidités cardiovasculaires. La prévention primaire et secondaire adéquate des facteurs de risque cardiovasculaire est primordiale dans ce contexte. Cela comprend entre autres l'adoption de mesures hygiéno-diététiques optimales et l'utilisation intelligente des médicaments (p.ex. éviter les médicaments qui élèvent le taux d'acide urique, comme les thiazides et les diurétiques de l'anse). Des études prospectives plus récentes indiquent toutefois que le traitement pharmacologique peut réduire? L'efficacité du traitement ? chez les patients présentant un risque cardiovasculaire élevé et une atteinte organique (néphropathie). De plus amples études randomisées sont en cours pour évaluer si l'acide urique peut se défaire de son rôle de figurant.
Conclusion
Les études épidémiologiques indiquent que l'hyperuricémie est indéniablement fortement associée aux maladies cardiovasculaires, aussi bien dans le cas des maladies liées à des dépôts d'acide urique, comme la goutte, que chez les patients asymptomatiques atteints d'hyperuricémie. Bien qu'on manque encore de données solides sur le rôle étiologique de l'acide urique dans le développement des maladies cardiovasculaires, de plus en plus d'études vont dans ce sens. D'autres études prospectives randomisées sont souhaitables pour déterminer définitivement si l'hyperuricémie joue un rôle causal dans l'apparition des maladies cardiovasculaires ; et pour déterminer si un traitement médicamenteux de l'hyperuricémie asymptomatique a sa place. Jusqu'à présent, les preuves sont insuffisantes pour prescrire un traitement hypo-uricémiant (THU) à un patient atteint d'hyperuricémie asymptomatique.
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