La semaine prochaine, on remet ça. En ma qualité de cardiologue, je suis responsable de la supervision de salle de l'une des unités d'hospitalisation de notre groupe hospitalier. Une tâche écrasante, qui implique les soins et la responsabilité de 30 patients, ainsi que la formation d'un médecin (MSFP: médecin spécialiste en formation professionnelle), lequel m'assiste pour un déroulement optimal des soins aux patients. Je dois combiner cette tâche avec la consultation dans l'après-midi ou avec mon travail au sein du service d'échocardiographie. Heureusement, je peux compter sur une équipe infirmière compétente et sur un pool fantastique de kinés et de diététicien(ne)s. Telle est la répartition normale des tâches d'un cardiologue clinicien en 2016, en Belgique comme probablement dans l'ensemble du monde occidental. Je peux même m'estimer heureux par rapport à certains confrères d'autres hôpitaux: tant le groupe hospitalier que le service de cardiologie estiment que cette activité en salle de cardiologie revêt une importance essentielle, une importance suffisante pour y assigner un titulaire et un MSFP. Bien que bon nombre d'entre nous, moi y compris, souhaiterions nous concentrer exclusivement sur les soins aux patients hospitalisés, l'organisation de nos soins de santé ne nous le permet pas.
Le temps que nous pouvons consacrer au contact personnel avec le patient, à une bonne anamnèse personnalisée, à un examen physique complet et à la mise au point d'une prise en charge diagnostique et thérapeutique est aujourd'hui fortement limité. Nous évoluons de plus en plus vers une prise en charge standardisée, où nous sommes rivés à nos PCpour remplir les documents requis par nos partenaires d'accréditation (JCI ou autres), où nous apposons cent et une signatures 'pour respecter les consignes médicolégales', où nous devons observer des délais stricts (par exemple, la première évaluation de chaque patient doit être introduite dans le dossiermédical informatisé (DMI) dans les 24 heures) et où nous communiquons par courrier électronique avec les confrères d'autres spécialités, car nous devons garder une trace de toutes nos activités et que c'est par e-mail que nous les dérangeons le moins dans leur programme matinal bien chargé … Mais que reste-t-il comme temps pour le contact personnel avec le patient? Comment se fait-il que nous soyons si enlisés dans cette grisaille administrative? Comment notre médecine est-elle devenue si impersonnelle, si déshumanisée?
Frederick Taylor est considéré comme le 'père de l'organisation scientifique du travail', un spécialiste de l'organisation et du rendement. Partant de la conviction qu'il n'existe qu'une seule bonne façon d'exécuter une tâche de la meilleure façon, le manager a la mission et la responsabilité d'étudier, de mesurer, de minuter et de standardiser chaque élément de cette tâche dans le but de garantir un rendement et un bénéfice maximums. L'un des exemples les plus florissants et célèbres de cette théorie a été appliqué et intégré par Toyota. Le constructeur automobile a ainsi pu améliorer la qualité, éviter le gaspillage et réduire les coûts. Dans un récent article paru dans The New England Journal ofMedicine, Hartzband et Groopman affirment que cette méthode ne peut être appliquée à l'organisation des soins de santé et tirent à boulets rouges sur les bureaux de consultance et autres organismes de management.1
Dans certains domaines de la médecine, la mise au point de protocoles standardisés - qui suivent les principes de Taylor - a pourtant débouché sur une amélioration des soins de santé. En ce qui concerne les soins cardiovasculaires, nous connaissons tous nos itinéraires cliniques pour un syndrome coronarien aigu ou un AVC. Lorsque le temps qui passe est une question de vie ou de mort, l'organisation doit se faire plus flexible pour que nous puissions prodiguer les soins nécessaires en temps opportun et ainsi sauver des vies humaines.
Le problème se pose cependant lorsque nous appliquons les principes de Taylor à toutes les composantes des soins de santé: il apparaît alors une homogénéisation des soins de santé. L'exercice d'une médecine de qualité demeure en grande partie un sport cérébral. Or, la réflexion demande du temps. Les ingénieurs peuvent analyser, optimiser, automatiser et, enfin, commercialiser un processus de production complexe pour un minimum de gaspillage et un maximum de bénéfice: c'est le rêve ultime des partisans du 'lean management'. Mais, jour après jour, les médecins sont témoins de l'impossibilité d'appliquer une telle approche à la médecine. L'anamnèse du patient reste cruciale et prend du temps. Le médecin doit gagner la confiance du patient et poser les bonnes questions pour obtenir les bonnes réponses. Les questionnaires prémâchés, que le patient remplit avant même le premier contact avec son médecin pour gagner du temps (encore une tactique 'lean'), n'amélioreront jamais la relation entre un médecin et son patient et n'aboutiront jamais à l'établissement ciblé d'un diagnostic complexe. L'examen physique doit rester systématique si nous ne voulons pas passer à côté d'un symptôme. Et, après tout cela, nous devons surtout réfléchir, ce qui prend aussi du temps. L'idée simpliste que certains programmes informatiques poseront les diagnostics complexes est fausse, tout simplement. Les programmes ont beau nous apporter une aide précieuse, nous devons d'abord y entrer les éléments pertinents, que nous recueillons lors de l'anamnèse et de l'examen physique. Viennent ensuite d'autres tâches difficiles pour le clinicien: demander les bons examens (souvent de haute technologie) pour les bons patients, puis les interpréter correctement et les intégrer dans le diagnostic final en vue de proposer le bon traitement, individualisé pour chaque patient. La patientèle n'a pas non plus perdu en complexité: qui dit population plus âgée, dit polypathologie…et le parasitage entre les différents organes atteints ne fait que compliquer le diagnostic et le traitement.
Une organisation de la médecine qui suivrait les principes de Taylor entraînerait en outre une distanciation entre le médecin et son patient. Koven décrit très bien le problème dans 'The doctor's new dilemma':2 lorsqu'un patient se présente à la consultation, se plaignant de diarrhées à répétition, et que son langage corporel trahit aussi un état dépressif, nous avons deux possibilités: nous regardons notre montre, les 15 minutes prévues pour la consultation sont écoulées, nous prescrivons un traitement antidiarrhéique et nous encaissons nos honoraires. Ou nous creusons un peu, à la recherche d'une éventuelle cause organique sous-jacente, ou nous tentons de gagner la confiance du patient, nous découvrons ce qui explique son état émotionnel et nous cherchons ensemble la meilleure solution. Dans le premier cas, le management est heureux: nous avons respecté le planning. Mais la deuxième attitude satisfera sans doute davantage le patient. L'aspect humain de notre médecine n'est pas pris en compte dans une approche taylorienne stricte.
Les partisans de l'approche taylorienne prétendent également que la prévention du 'gaspillage' libère du temps pour les médecins, qui peuvent alors s'adonner à leurs loisirs préférés, par exemple. Ce qui est supposé améliorer leur bien-être. Rien n'est moins vrai. Le nombre de cas de burn-out et de suicides dans le corps médical n'a jamais été aussi élevé qu'aujourd'hui, et les contraintes de temps imposées au corps médical y sont très certainement pour quelque chose.
Hartzband et Groopman terminent leur article (et un courrier3 en réponse à deux lettres de lecteurs critiques) par deux conclusions marquantes. Ceux qui prônent l'application du système de Taylor dans les soins de santé se rendent coupables d'hypocrisie: ils plaident pour une standardisation et une efficacité optimale dans les soins de santé lorsqu'il est question de la population générale mais, quand il s'agit d'eux-mêmes ou de leurs proches, ils exigent une prise en charge personnalisée, sans limite de temps! Par ailleurs, les partisans du 'lean management' dans les soins de santé doivent aussi être rendus responsables des conséquences involontaires qui découlent de l'application des principes de Taylor! Hartzband et Groopman concluent comme suit: si le taylorisme dans les soins de santé affiche de bonnes intentions, en visant l'amélioration de la qualité et de la sécurité des soins aux patients, nous devons en refuser l'intégration aveugle. Une médecine de qualité demande souvent du temps et il y a rarement 'une seule bonne façon' de traiter une affection.
Les deux articles qui m'ont inspiré pour cet édito ont été publiés dans une revue très respectée: The New England Journal of Medicine. Cela illustre bien l'ampleur du problème. Les soins de santé sont souvent organisés sans droit de parole du corps médical actif, par des managers, des hommes politiques, des bureaux de consultance et des groupes de lobbying. Quant aux médecins qui interviennent dans ces processus organisationnels, ils ne pratiquent plus depuis longtemps et ne considèrent plus leur mission du point de vue médecin-patient. Reste à espérer que les articles de revues scientifiques respectées tels que ceux-ci incitent nos hommes politiques à écouter les médecins du terrain et les principaux intéressés: les patients.
Références
- Hartzband, P., Groopman, J. Medical Taylorism. NEngl JMed, 2016, 374 (2), 106-108.
- Koven, J. The doctor's new dilemma. NEngl JMed, 2016, 374, 608-609.
- Hartzband, P., Groopman, J. Medical Taylorism, Lean, and Toyota. N Engl J Med, 2016, 374 (20), 1994.
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